Lofoten Sud
L’heure du départ a sonné. L’après midi a été longue car le ferry ne part qu’en début de soirée pour s’échouer sur les Lofotens un peu avant minuit.
Je rassemble les affaires, boit d’un trait mon thé froid. Dehors, le vent souffle à donner la chair de poule, et c’est en tentant de me rendre sur les quais d’embarquement que les premières incertitudes du voyage viennent me titiller. N’aurai-je pas froid ? Ne souffrirai-je pas du vent, de la neige, du blizzard ? Qu’est-ce qui m’attend là-bas dans la plus grande solitude ? Je tourne dans la ville un moment en quête de photographies à cueillir. Mais le froid me ronge les phalanges. Il faut que je trouve de l’alcool à brûler pour mon réchaud artisanal. C’est impératif, ou je devrai me contenter d’une nourriture crue et de boissons glacées. Cependant, malgré mon zèle, ma recherche reste vaine et la perspective d’un régime d’avoine devient de plus en plus concrète.
Enfin dans la salle d’attente, je refais mon sac à dos. Puis je m’interroge sur mes motivations, sur le voyage, réalisant à quel point je me suis mal préparé pour ce périple, rongé par le froid, seul au milieu de rangées de voitures au regard impersonnel. Quelle est cette force inconnue qui me pousse à toujours retourner en pays du nord ? A chaque bourrasque, je me dis en moi même que j’aurai du aller vers le sud aux températures douces. Ici dans ces régions septentrionales le soleil devient vite un compagnon auquel il faut s’allier très tôt. Le moindre mur est également un ami de l’instant car il vous préserve des salves glaciales qui déferlent des montagnes et vous brûlent les yeux, le visage et les mains. Littéralement toute chair exposée sans défense reçoit son lot de meurtrissures et la sécheresse du climat finit par creuser des gerçures douloureuses.
Le rolleiflex en bandoulière fait rarement oublier son poids. J’ai les poches pleines de rouleaux de film et de petites choses : tickets de métro froissé, tickets de caisse, billet d’avion, clefs, posemètre et une poignée d’euros dont le change est hélas bien pauvre dans ce pays riche de Norvège.
Pendant mon évasion je cogite. Amoureux des mots, je crée des poésies en marchant, j’improvise des musiques savantes, je sifflote en déambulant. L’aventure c’est de ne pas savoir où aller exactement, avoir une idée vague de destination ; de se laisser bercer au gré des courants et des obstacles. La traversée est plutôt longue. Je rencontre quelques autres voyageurs qui me tiendront compagnie jusqu’à l’arrivée. Il y a des français à bord, une fille turque que le déhanchement de la mer a rendue malade, et des couples qui regardent par delà le hublot en sirotant un café. sur le pont, des badauds promènent leur frimousse en se couvrant la figure car le vent ne pardonné pas. Je saisis quelques instants propices avant de regagner ma taverne de peur de mourir de froid sur place.
Mes exploits n’iront pas plus loin pour cette soirée. Quelques photographies du pont, du reflet du soleil ou encore des maisons en face. Je sais qu’après mon arrivée, il va falloir trouver un endroit où planter la tente. Ce n’est pas sans savoir que le sol meuble et gelé me posera problème, non seulement cette nuit, mais également toutes les autres nuits qui suivront. D’autant que le terrain est rarement plat et dénué de cailloux ou roches coupantes qui sont une menace constante à l’intégrité de mon igloo des temps modernes. Ma première nuit comme toutes les suivantes se feront à l’improviste, à la belle étoile, au gré de mes envies ou de mes coups de fatigue. Cela je le sais, il en a toujours été ainsi lors de mes précédentes escapades : la seule inconnue est où.
Au loin, l’île apparaît terrible sous la pluie battante et la brume. Les hauts rochers, les montagnes lui confèrent cet aspect austère qui fait aussi tout son charme. Mais l’effet enchanteur ne tient que derrière les vitres du bus, à l’abri dans un troquet ou au chaud dans le rond d’un hublot. Dès que l’on se met au contact des éléments naturels il est une certitude qui dépasse les autres : la nature est sévère et bien courageux ou inconscient est celui qui s’aventure sur l’archipel en début de printemps alors que la neige borde encore les pieds des montagnes et que les nuages humides caressent leurs flancs gelés.